RÉMI LANGE N’A TOUJOURS PAS PEUR DE MARCHER SUR LES ŒUFS

…18 ans après Omelette, interview sur un trajet...

(réalisée en janvier 2011 par les éditions ErosOnyx)

 

 

EO : Omelette est le film qui, après un vrai parcours de combattant du Super 8, t’a fait connaître à un large public, grâce à sa distribution en salles en 1998 et à sa diffusion sur Canal +. Comment as-tu vécu, grâce à un journal filmé gonflé en 16 mm, ce coming out cinématographique ?

C’était très perturbant. Déjà je me mettais à nu, devant les caméras de télévision, parfois en direct comme pour la mythique émission de Canal + Nulle par ailleurs… J’étais déchiré entre la culpabilité et le sentiment égoïste de me réaliser… en réalisant un film. Culpabilité de faire du mal à ses parents, sa famille. Mes parents comprenaient mal l’intérêt de ce genre d’exercice de mise à nu collective. Mais de l’autre côté, j’étais heureux d’entrer dans le monde du cinéma, d’être reconnu en tant que cinéaste par de nombreux critiques, de toucher un public amateur de films art et essai, pas forcément homo, même si je savais que, principalement, c’était un public gay qui se rendait voir le film… Mais j’ai été encore plus heureux quand, un an après la sortie, Canal + m’a appelé pour me dire qu’ils voulaient diffuser le film… Ainsi je ne prêchais plus des convaincus et touchais un public non ciblé homosexuel, un large public, ce qui était le but en faisant le film : transformer une tranche de sa vie en « film-journal-narratif-classique-grand-public. »

 

EO : Dans le genre du journal filmé, quel(le)s cinéastes ont été et restent tes maîtres ?

Mes maîtres ne sont pas que des cinéastes. Ce sont aussi des artistes contemporains, des professeurs intellectuellement brillants comme Antoine Parlebas, mes proches qui m’ont donné envie de créer… Remontons aux origines… Ma grand-mère me faisaient passer des après-midis entières dans les cinémas permanents de Paris… Mon père faisait des films de famille en Super 8 et me faisaient découvrir des chef-d’œuvres du cinéma comme Freaks et n’hésitait pas à m’emmener au cinéma voir des films interdit aux moins de 18 ans, comme Carrie, Scum… Ma mère écrit des poèmes qu’elle compose quand un événement émotionnellement fort se produit dans sa vie… Ma sœur écrivait son journal intime tous les soirs à la lueur d'une lampe de poche, sous ses draps, après l'extinction générale des feux (elle continue ce journal encore aujourd’hui)… Le mercredi 5 Novembre 1980, à l'âge de 11 ans, je commence à écrire un journal intime. Sans doute lassé par un compte-rendu journalier astreignant, je l'abandonne le 6 décembre. Mais, le 9 mai 1981, je récidive : "Ce soir, j'ai décidé de recommencer le journal, parce que ce sera curieux et drôle de relire ma vie de maintenant quand je serai adulte. Et puis je croyais que chaque jour il ne se passait rien. Mais ce n'est pas vrai : chaque jour on a toujours quelque chose qui nous marque, c'est comme si on vivait une vie entière." De 1981 à 1984, j'ai noirci les pages de cinq cahiers d'écolier, essayant de magnifier mon existence en l'écrivant, essayant de faire de chaque tranche de ma vie un roman, un" vrai" livre : "3 septembre 1983. Voilà, mon premier 'livre' s'arrête et s'achève là. Espérons que j'aurai le courage de continuer. Car il y a encore des moments inoubliables qui m'attendent, et, pour qu'ils soient plus mémorables - les souvenirs arrivent à s'effriter - je les raconterai dans mes prochains journaux..." Le courage ne m'a pas suivi. De 1985 à fin 1991, accaparé par les études, j'ai totalement abandonné mon cher journal... En 1989, je me suis acheté une caméra VHS vidéo que je n'utilisais presque jamais, sauf pendant les vacances, quand j'avais le temps... Ce que je faisais avec cette caméra vidéo VHS n'avait strictement aucun intérêt artistique. L'ennui c'est que je n'y connaissais strictement rien, ni en photo, ni en art... En mars 1990, je rencontre Antoine Parlebas, qui me fait découvrir l'art en général, et qui devient vite ma muse, ma source de références... En décembre 1991, tenaillé par la peur d'attraper le sida et de mourir avant d'avoir laissé une trace artistique - le frère de mon meilleur copain de lycée venait de mourir et je venais de lire les derniers livres d'Hervé Guibert- je me mets à enregistrer d'une façon ou d'une autre ce qui m'arrive. Je prends un papier et un crayon, et commence à retranscrire faits et gestes au jour le jour. Je choisis aussi un matériau, inconnu pour moi, afin de capter au plus près ma réalité que je ne veux plus voir couler entre mes doigts : le son, par l'intermédiaire de mon téléphone-répondeur, branché sur ma chaîne hi-fi pour enregistrer le son des conversations... Dès ce moment, je savais que mon journal serait constitué d'au moins deux matériaux, l'écriture et l'enregistrement des voix, ou, si vous préférez, qu'il y aurait dans ma vie à la fois le journal écrit et le journal sonore. Un jour de janvier 1992, désirant apprendre à faire des images de cinéma, j'achète au photographe d'en bas de chez moi une vieille caméra Super 8, une Minolta je crois. Dans les mois qui suivent, j'essaie d'apprendre à voir en lisant des livres sur le cinéma expérimental, l'art contemporain. Je découvre, par des écrits donc, l'existence de l'art corporel de Michel Journiac et de Gina Pane, puis le travail photo(bio)graphique de Sophie Calle et de Christian Boltanski. Mais les œuvres qui m'intéressent sont difficiles d'accès, il m'est presque impossible de me confronter matériellement à elles, de les voir autrement que par des reproductions... La diffusion à la télé du film d'Hervé Guibert La Pudeur ou l'impudeur, est un choc pour moi : la vision du corps squelettique du corps de l'auteur que j'admirais, comme un coup de pied dans le cul, me presse à agir vite; je sais que, tôt ou tard, je vais entreprendre de faire de ma vie non plus un "livre" mais un "vrai film"... Une intuition qui sera confirmée par la vision d'un autre journal intime, lui aussi diffusé à la télé : Silverlake Life, A view from here, où un homme filme en direct la mort de son amant... En novembre 1992, à la Galerie Nationale du jeu de Paume, l'exposition Désordres me fait découvrir trois oeuvres d'artistes qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Vanitas : Flesh Dress for an Albino Anorexic, 1987, conçue par Jana Sterbak, me donne moi aussi envie de montrer ma chair à vif. Mais c'est surtout la vision de Walden (1969), le premier journal filmé de Jonas Mekas, et de The Ballad of Sexual Dependency (1982-1992), un diaporama de Nan Goldin, qui me donnent réellement envie de reconstruire ma vie au travers de l'histoire de l'autre, de son vécu... Ce n'est qu'après avoir découvert l'existence de la caméra-stylo de Joseph Morder (et des différents épisodes de son monumental journal-filmé en Super 8 sonore dont Un Chien amoureux) puis celle de la caméra cachée d'Abbas Kiarostami (Close up), à la fin de l'année 1992, que j'ai pris la décision ferme et définitive d'associer à mes deux précédents journaux, l'écrit et le sonore, un troisième journal : un journal filmé. Débarrassé de mon mémoire de maîtrise d'anglais sur Terry Gilliam, pressé par le ministère de la jeunesse et des sports qui m'a alloué une bourse défi-jeunes en juin 1992 pour faire mon premier film, je passe à l'acte le mardi 2 mars 1993. Je mets une cartouche Super 8 sonore dans le ventre de ma caméra, et je donne naissance à ce qui va devenir les premières images de mon journal filmé... Omelette est né d’un montage personnel de morceaux extraits de mes trois journaux : l’écrit, le filmé, le sonore…

EO : Peut-on dire que ton style cinématographique est déjà tout entier dans Omelette : puiser sa matière dans la vie, sa vie, ses rencontres, petit budget et grande ambition, technique légère et soins méticuleux apportés au cadrage, au travail sur la pellicule, au montage, au lien textes-images, à la bande-son, le tout pour capter sans cesse de l’émotion à sa source… le plus près possible de la source ?

Je ne sais pas si je recherche absolument l’émotion. C’est tellement difficile de connaître la réaction des spectateurs, la réception d’un film. Ce que je cherche à faire, toujours, c’est de réaliser des films qui soient des entre-deux, qui cassent les frontières entre la réalité et la fiction, qui perturbent voire choquent le spectateur. Quand je fais une fiction, j’essaie qu’elle soit le plus proche possible du documentaire et, inversement, quand je fais un documentaire, j’essaie qu’il ressemble à une fiction. Le plus près possible de la source de  la « réalité », oui. Quand j’ai fait Omelette, je voulais à la quête naïve de la réalité, de la vérité, je voulais faire tomber tous les masques, les miens mais aussi ceux de mes proches…

EO : Ce n’est sûrement pas un hasard si tu as souhaité que figure en exergue du Journal d’Omelette un texte de Françoise Hardy, une chanson d’ « amour plus fort que la mort », sobrement poignante : on sent, à lire ton Journal et à voir Omelette, un amour tout frais, tout beau, tout chaud, qui aide à abattre des montagnes. Que penses-tu de cette impression ?

Je pense que j’étais gonflé d’amour quand j’ai réalisé Omelette, amour insufflé par Antoine... Amour aussi de l’humanité, qui était le message du film… Omelette était le côté positif de ma personnalité, que j’ai essayé de détruire en faisant Les Yeux brouillés. Ces films constitue à eux deux un diptyque : le ying et le yang, quoi ! Depuis ces deux journaux filmés, j’ai un peu moins confiance en l’humanité, que je trouve sournoise et souvent égoïste, intéressée (par le pouvoir et l’argent). Sans compter le grand retour de la religion, qu’elle vienne des États-Unis ou du Proche-Orient… Moi j’adore la philosophie et je pense encore que la religion est l’opium du peuple utilisé par les « grands chefs » de chaque pays du Maghreb… pour endormir la réflexion : les gens s’en remettant toujours à Dieu, ils ne remettent pas en cause leur situation d’opprimé… Je m’enferme de plus en plus, ai réduit – volontairement – le nombre de mes amis, de personnes qui vous font des sourires et qui finalement n’en ont rien à faire de ce que vous vivez à l’intérieur… Malgré tout, j’ai fait de très belles rencontres, dans la vie, en faisant Omelette, en réalisant mes autres films, ce qui me donne un petit peu d’espoir en l’être humain !

EO : Rémi, tu semble être un cinéaste de la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, celle qui devait sortir et qui sort. Tu as d’ailleurs souvent fait référence à Hervé Guibert, modèle de ce qu’on pourrait appeler la délicatesse brutale de la vérité,  la frontière floue entre pudeur et impudeur. Quel est ton rapport avec la vérité ?

Comme je le disais, j’étais à la recherche naïve de la vérité en faisant Omelette… Puis je me suis rendu compte, en faisant le film (je le dis dans la voix off), que la vérité n’existe pas devant une caméra, que les réactions étaient faussées par la présence même de l’objectif, que, face à une caméra, celui qui répond a conscience de le faire aux yeux d'un public virtuel... Face à la caméra, les gens choisissent leur personnage, se mettent en scène eux-mêmes et essaient de se montrer sous leur meilleur éclairage, de paraître positifs, tolérants... C’est la raison pour laquelle je me suis mis à faire un journal sonore. Même si mon journal sonore est celui qui est le moins présent dans le film, c'est celui qui prend le plus d'importance dans le projet initial du personnage principal de Omelette, c'est celui qui le fait atteindre son but : être au plus près de la réalité. En effet, grâce à ce journal sonore, ignoré des membres de ma famille qui ne savaient pas que je les enregistrais à leur insu avec ma platine-cassettes, j'apprenais ce qui s'était passé entre les prises de vue, le choc causé à ma grand-mère, ses pleurs au téléphone, etc. Le journal sonore, en étant un équivalent peu onéreux de la caméra cachée, est devenu alors pour moi le journal numéro un, celui qui m'est le plus cher, celui qui me fait frôler la vérité, qui me rapproche des gens… Malheureusement, j’ai perdu les cassettes audio de ce journal sonore, il n’en reste plus que les maigres conversations téléphoniques que l’on entend avec ma sœur dans Omelette

EO : Et le mensonge ? On le sent aussi présent dans ton cinéma ? N’est-il pas inséparable de la vérité, quand on fait des films et qu’on est derrière la caméra, qu’on peut manipuler la vérité pour en faire une vérité de cinéma ? N’es-tu pas aussi, comme tout cinéaste,  un grand menteur ?

Qu'arrive-t-on à saisir de soi quand on réalise son propre portrait, quel que soit le matériau choisi ? Une image qui ne reflète que de loin ce que l'on croit être au moment où on la crée... Jonas Mekas disait, à propos de New-York : "En vérité, je filme mon enfance, pas New-York (...). C'est un New-York fantasmé, une fiction". Qu'on filme un plan très simple ou non, l'écran de cinéma est donc un miroir déformant. Le plan le plus universel qui soit est la marque d'une subjectivité : ce n'est pas la réalité, mais ce sont les choses telles que je les vois. La réalité, je me la fabrique. Dans Pratiques contemporaines, l'Art comme expérience (Paul Ardenne, Paris, DisVoir, 1999), on peut lire, de la plume de Pascal Beausse : "L'image brute du réel n'existe pas, elle est mythique : la fiction est au cœur du réel dès lors qu'il est représenté. Tout acte de représentation du réel participe de sa mise en scène." Je ne suis pas un diariste normal qui se contente d'enregistrer machinalement, techniquement le pouls de son quotidien. Je suis un manipulateur qui transforme sa réalité pour qu'elle ne soit plus une simple juxtaposition nombriliste de morceaux de vie quotidienne, qui ne regarde que moi. Mon but : transformer mon vécu, sous une forme ou une autre, pour qu'il devienne accessible au spectateur lambda. Ne pas se condamner au perpétuel retour sur soi solipsiste. Comme dirait Antoine, " il n'y a pas de réalisme en art ", surtout pas dans le cinéma de l'intime... Même si, dans le cas d'une autobiographie, l'auteur-narrateur-personnage ne font plus qu'un , sachez que le Rémi Lange que vous voyez et entendez dans chacun de ses films n'est pas le vrai Rémi Lange, c'est juste une image qu'il s'est donnée de lui-même. Je ne suis pas complètement celui que vous voyez à l'écran, le jeune homme "généreux", "courageux" ou "cruel", pour reprendre des adjectifs employés par des journalistes à propos de Omelette ou Les Yeux brouillés. "Ce qui apparaît de quelqu'un dans un journal n'est pas la personnalité, mais seulement une partie, un élément de la personnalité, la partie interdite, refoulée, compensatoire, etc. En fait la personne est beaucoup plus compliquée que ce qu'on voit dans un journal. Les gens pensent en général que le journal est un document fiable sur une personne. Ce n'est jamais vrai. C'est un élément d'un puzzle, qui joue une fonction dans tout un système de représentation de soi." (Philippe Lejeune, Je est un film, p. 23). Quand j’ai commencé le montage de Omelette, à côté des images "cinéma-vérité" des réactions filmées des membres de ma famille, prises sur le vif, je me suis rendu compte qu’il manquait des images… Il a donc fallu que je reconstitue certains événements, que je tourne des scènes après coup. Cela est dû en partie au format choisi qui n'est pas un matériau facile. D'abord, le Super 8 est un matériau qui coûte cher, je n'ai pas pu tout filmer pour des raisons d'économies, je n'ai pas pu appliquer l'équation caméra=oeil qui est normalement celle du journal filmé. J'avais tendance à ne filmer que les moments importants pour l'histoire, si bien que d'autres sont passés à la trappe : ceux qui, anodins au moment où je les vivais, se sont avérés finalement, au moment du montage, indispensables à la bonne compréhension des événements. La scène du petit déjeuner dans Omelette, par exemple, a été vécue mais non filmée, il a donc fallu la rejouer devant la caméra, plusieurs fois, comme pour un film de fiction, ce qui va à l'encontre de la tradition du journal filmé selon Jonas Mekas. Selon lui, le diariste s'attaque à une réalité qu'il n'est pas question de remettre en scène : revenir filmer plus tard équivaudrait à "reconstruire la scène, les événements comme les émotions". Il faut aussi rappeler que le Super 8 est un matériau moins pratique que la vidéo. Avec une pellicule Super 8 sonore 40 ASA on ne peut pas filmer n'importe où, il faut des éclairages qui empêchent de filmer, surtout dans un endroit public comme un café. Par ailleurs les scènes de reconstitution existent parce que le projet de faire un film sur ma vie ne s'est pas passé comme je l'avais souhaité. La vie a pris le dessus sur le film, elle l'a écrasé pendant un certain temps. En effet, je me suis retrouvé pris à mon propre piège. J'avais provoqué des problèmes pour en faire un film, et, embourbé dedans, je suis devenu incapable de les injecter dans le moteur de mon récit, de garder ma caméra à la main tout le temps pour en noter leurs moindres répercussions... Si bien qu'après coup, trop occupé à me démêler de mon méli-mélo familial, j'ai dû rajouter certains plans sans grande importance mais nécessaires pour donner une facture de film-narratif-classique, pour mettre en place une narration efficace. Les plans où j'apparais en chair et en os, par exemple, sont là pour permettre au spectateur de s'identifier à mon personnage.

Certains m’ont reproché ce "manque d'authenticité".... Mais je n'ai jamais promis d'éviter tout effet d'artifice, de mascarade. Je n'estime avoir aucun contrat d'honnêteté vis-à-vis du spectateur. Pour moi le journal intime est le lieu de la transformation, qui doit être la plus libre possible. Même si certains ont pu penser que ce qui caractérise Omelette est le ton de la "confession filmée" , pour autant le film-journal n'est pas pour moi un confessionnal… Il n'existe pas de règles interdisant le déguisement allégorique ou l'interprétation dans le journal intime. Il n'existe d'ailleurs pas de règles d'écriture du journal qui est "le genre le plus libre, le genre des genres, un genre qui n'en est plus un à force d'accueillir tous les autres. (...) Tout est possible, tout est discible." (Dominique Noguez, Jonas Mekas, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1992). Tout est possible, même une Autobiographie d'un menteur... "J'ai besoin d'un socle de vérité. Sur ce socle, mon plaisir est de couler quelques particules de mensonges, comme une greffe, un point de suture : comme une collure transparente, entre deux films différents, fait croire qu'il s'agit d'un même film. " (Hervé Guibert, Libération, 20 octobre 1988). Omelette et Les Yeux Brouillés ne sont ni des documentaires (sur moi et sur mes proches), ni des films de fiction. Chaque film est juste un dosage particulier entre le vrai et le faux, entre le "réel" et sa manipulation : la fiction. Avec ses scènes reconstituées et sa mise en scène, je me sens plus proche du récit autobiographique remis en scène, que Philippe Lejeune appelle "autofiction", que du prétendu "cinéma-direct/cinéma-vérité". Le bonus réalisé en 2006 pour le DVD Omelette s’appelle d’ailleurs Autofiction. Dans ce film, je fais croire que j’ai rencontré Antoine lorsque j’étais enfant, alors qu’en fait on s’est rencontrés en 1990 ! Les parties concernant donc notre relation avant 1990 sont donc "fausses", les éléments concernant ma vie à moi avant 1990 sont elles "vraies". Enfin, pour clore cette question de la vérité, j’aimerais citer un cinéaste que j’adore, Kiarostami : "Que ce soit du documentaire ou de la fiction, le tout est un grand mensonge que nous racontons au spectateur. Notre art consiste à dire ce mensonge de telle sorte que le spectateur le croie. Qu’une partie soit documentaire ou une autre reconstituée se rapporte à notre méthode de travail et ne regarde pas le spectateur. Le plus important, c’est qu’il sache que nous alignons une série de mensonges pour arriver à une vérité plus grande. L’art n’a pas à juger." Comme je le disais dans ma première biographie parue lors de l’édition VHS de Omelette en 1999 : "Quand je parle dans le film, ce n'est pas pour dire toute la vérité, rien que la vérité comme devant un juge…" Lacan, que Kiarostami doit avoir lu, disait : "Je dis la vérité, mais pas toute." L’art n’est pas un tribunal. L’art doit faire réfléchir… poser des questions. C’est déjà pas mal si un film parvient à ce but…

EO : Parlons maintenant de ton trajet depuis Omelette. Tu n’as pas cessé de filmer depuis la première version abrégée d ’Omelette, Les Anges dans nos campagnes, en 1994. Si ton second long-métrage, Les yeux brouillés, a également connu une sortie en salles en 2000, ta création d’après, abondante, variée et toujours fidèle à son originalité, est sortie en DVD et dans de nombreux festivals gays et lesbiens en France et à l’étranger. Rappelons-en les titres majeurs : des longs-métrages comme Tarik el Hob (2003), Mes parents (2004), Partir (2009), des moyens ou courts-métrages comme The sex of Madame H (2005), Devotee ( 2008), Cake au sirop de Cordom (2005), Statross le Magnifique (2006), Thyroid (2008). Comment vis-tu le fait que tu sois devenu un cinéaste underground, qui a dû créer en 2004 sa propre maison de production, diffusion et distribution, Les films de l’Ange, pour publier tes propres films en DVD et d’autres, proches de tes goûts,  comme Silverlake vu d’ici, de Tom Joslin et Peter Friedman, Les yeux fermés d’ Olivier Py ou Mange-moi de Rosa von Praunheim ? Est-ce le parcours du combattant qui continue, le rude prix à payer pour rester soi aujourd’hui, échapper à la censure, continuer à créer en dehors des modes, conquérir sa liberté d’artiste ?

Oui c’est tout ça à la fois. À l’origine, j’ai créé Les Films de l’ange SARL en 2004 suite aux déboires que j’ai vécus avec les requins du cinéma… Des producteurs que je me refuse de nommer pour ne pas leur faire de la mauvaise publicité ! Après Omelette et Les Yeux brouillés, j’ai décidé de me lancer dans ce qu’on appelle « la fiction ». J’ai donc écrit un scénario dès mon arrivée à Paris, Comment faire un enfant à Lio, une femme remarquable qui avait accepté de tenir le rôle principal du film. J’ai d’abord envisagé de travailler un producteur qui avait un réel pouvoir dans le monde du cinéma. Celui-ci m’a mis entre les pattes un directeur de production qui m’a présenté une liste d’actrices qu’il voyait à la place de Lio… Je me suis donc disputé avec lui et suis parti. J’ai signé avec une autre prod un contrat d’option pour quatre ans. Cette prod m’a fait travailler de nombreuses fois le scénario et, une semaine avant de présenter le scénario à la commission plénière du CNC, m’a demandé de changer la fin du scénario, d’une manière qui lui semblait plus « positive », alors que moi je tenais à garder le ton amer de la fin du film… J’ai donc claqué la porte une nouvelle fois et mon scénario a été bloqué pendant quatre ans… Dégoûté, j’ai réagi en créant la société Les films de l’Ange SARL, pour pouvoir créer et diffuser mes films en toute liberté : les sortir directement en DVD, en essayant d’avoir le moins d’intermédiaire possible… J’ai donc créé cette société pur être libre d’un point de vue créatif, et pour ne pas engraisser des producteurs véreux. Entre 2000 et 2009, j’ai donc réalisé neuf films, courts ou longs, pour m’essayer à la fiction… tous genres confondus. Mon maître était alors Kubrick… Comme lui je voulais m’essayer à tous les genres… Finalement, je suis devenu le Ed Wood du cinéma gay français ! Je ne sais pas si mes films de fiction sont réussis : impossible d’avoir des articles de presse quand on sort un dvd d’un film qui n’est pas sorti en salle, les journalistes critiquant ceux qui sont déjà aidés ou financés (comble de l’absurde, le monde des critiques cinéma aident comme le CNC les grosses entreprises)… et ce n’est pas à moi de juger… En tout cas, tous sont nés de la volonté de briser des tabous… Tabou du corps différent : l’obésité obèse dans Mes Parents, le handicap physique dans Devotee, le corps déformé par la maladie dans Thyroid… Tabous sociaux comme le rapport homosexualité / Islam dans Tarik el Hob, la sexualité des handicapés dans Devotee… Tabous des paraphilies : le désir pour les membres coupés – un devotee ou acrotomophile est un bipède attiré par les personnes handicapées !- dans Devotee, le désir pour un substitut d’enfant symbolisé par Annie Alba dans Mes Parents, celui du mélange sexualité/nourriture dans Cake au sirop de Cordom… Tous les films sont nés de la rencontre avec des fortes personnalités, hors du commun, des acteurs non professionnels comme Annie Alba, Hervé Chenais, Ilmann Bel, Jann Halexander… Comme je savais que je ne pouvais faire vivre cette société qu’avec mes propres films, j’ai décidé d’éditer en DVD d’autres œuvres tournées dans les mêmes conditions que mes films, avec des thématiques semblables, de créer une collection, Homovies, pour que les films tournés de façon indépendante, faits à la maison (home movies en anglais, d’où le jeu de mots que j’ai emprunté à Yann Beauvais, cinéaste underground gay français : c’est le titre de l’un de ses films) puissent exister… À partir de décembre 2004, j’ai donc commencé cette activité d’éditeur DVD / diffuseur de films dits underground, en parallèle à mon statut de réalisateur… Le but était aussi militant donc… Le point commun, entre ces films que j’ai édités via Les films de l’ange SARL, étant qu’ils dérangent et bousculent, que ce soit d’un point de vue thématique ou formel…

EO : Où en sont « Les films de l’Ange » aujourd’hui ?

Petit à petit, les ventes de DVD ont commencé à diminuer. Face au piratage (copies ou téléchargements illégaux), à la multiplication de sites de partage de vidéo comme Youtube ou Dailymotion, à l’absence d’aide financière du CNC (sur plus de trente dvd édités je n’ai eu que trois aides), à l’égoïsme mercantile des autres producteurs gays français (j’ai proposé à mes concurrents de m’associer avec moi pour éviter de faire tout tout seul, pour qu’on soit tous plus forts ensemble, l’union faisant la force, mais aucun n’a accepté), j’ai mis la clef sous la porte en décembre 2010 (liquidation judiciaire). Par ailleurs, sortir un film directement en DVD reste assez frustrant : les films, qui ne sont pas critiqués par les journalistes cinéma, peinent à trouver leur public, sont éjectés des bacs de la grande distribution au bout de deux mois…  Si la liberté de création est réelle, la distribution du DVD reste confidentielle et le film meurt peu après sa naissance… Aujourd’hui, je n’aspire plus à faire des films de fiction seuls, avec des bouts de ficelle : j’aspire à trouver un producteur qui ne m’entrave pas dans ma liberté d’expression… Il est évident que lorsque vous passez d'un cinéma expérimental où vous avez la plus grande liberté à un cinéma aussi encadré, industriel, vous êtes confronté aux concessions artistiques, mais je ne suis pas prêt à les faire si elles dénaturent mon projet initial. En attendant de rencontrer le producteur de ma vie, depuis le 1er janvier 2011, je réalise une nouvelle forme de journal filmé : je filme dix-sept secondes par jour. Pourquoi dix-sept secondes ? Le but est de réaliser un journal intimé tourné-monté : chaque année, le 1er janvier, je mets bout à bout les 365 séquences de dix-sept secondes et constitue un film d’environ une heure trente… Ce qui est drôle, c’est que j’ai découvert, après avoir eu cette idée, qu’un haïku est composé de 17 syllabes ! Cela doit avoir un lien avec le chemin bouddhiste que j’ai choisi de suivre depuis quelques années déjà… Sinon je dois préciser que j’ai créé une autre structure, Les films de l’ange association, qui va prendre le relais de Les films de l’ange SARL, mais cette fois-ci en produisant ou distribuant mes propres films seulement…

EO : Revenons à ton style cinématographique, à cette touche homo que tu revendiques et à ta liberté toujours présente aussi dans cette revendication. Est-ce que l’on te paraît dans le vrai quand on dit que ton cinéma est d’abord jouissif, parce qu’il joue avec les pouvoirs d’une caméra légère, et parce qu’il joue aussi avec les genres littéraires et cinématographiques : journal d’adolescence, journal de voyage, portrait de famille, conte de fée, film d’horreur, documentaire choc, psychologie outrée du cinéma muet avec intertitres… mais ces genres sont toujours liés chez toi au désir et au plaisir de jouer avec leur mélange, pour s’offrir et offrir au public de jouissives mixtures, le mélange du muet et du porno dans Statross, du chic bourgeois et du sexe dans The sex of Madame H, de l’album de famille et du gore dans Mes parents, du choc visuel, de l’émotion et de l’humour dans Devotee, ou encore la parodie de la recette du cake d’amour du Peau d’âne de Jacques Demy dans ton Cake au sirop de Cordom, un sommet d’art camp et outrageous, où tu allies irrésistiblement en quelques minutes, travestissement, cabaret, sexe blanc beur et gourmandise à tous les sens du terme pour le spectateur ! Antoine Parlebas dit d’ailleurs dans Devotee : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ! » Alors, Rémi, jouissif, ton cinéma ?

J’aimerais que mon cinéma allie l’humour et le militantisme : casser les frontières, être dans l’entre-deux avec humour, dénoncer les travers humains tour en procurant du plaisir au spectateur… Oui, j’aimerais qu’il soit jouissif et jubilatoire mais ce n’est pas à moi de juger mon œuvre… Comme disait l’artiste contemporain Gilles Barbier en 1999 (in Qu'est-ce que l'art ? Beaux-Arts Magazine, déc.1999, p.82 : "Il y a une expression qui me fait hurler de rire, et qu'on entend bien souvent : 'la parole de l'artiste'. Comme s'il s'agissait d'une auréole de sainteté qu'on lui collerait sur le crâne."

EO : Jouissif, ton cinéma, mais  sarcastique aussi, au sens premier et grec du mot, qui jouit de mâcher de la viande vive et crue ! Ton cinéma mord les yeux de celles et de ceux qu’il filme. La caméra a comme des lèvres ou des mâchoires qui s’approchent tout près de leur objet. Et ton cinéma, du même coup, dérange les bien-pensants, les mollassons de l’écran, mord les yeux des spectateurs : dans The sex of Madame H, on séquestre Madame, on lui fait subir les derniers sévices, pour connaître la vérité sur son sexe. Dans Devotee, on montre un homme aux quatre membres atrophiés depuis la naissance, mais pour mieux montrer qu’il a une vie sexuelle, que ses moignons font fantasmer et peuvent passer à l’acte, mais qu’il voudrait aussi que des lèvres se posent un jour sur sa bouche, qu’on l’aime pour autre chose que ses moignons-phallus… Faut oser en faire un film, et tu le fais, avec le malaise, le voyeurisme et aussi l’émotion incroyable qui se dégage de ces désirs en décalages… Es-tu d’accord, Rémi, avec ce mot qu’EO met sur tes films, sarcastique, comme si tu n’en finissais pas de vouloir montrer ce visage défiguré par un accident, au masque de chair arraché jusqu’à l’os, que tu as vu par hasard, quand tu étais encore enfant, et dont ta sœur parle dans le portrait palpitant de toi Autofiction qui accompagne en  bonus le film Omelette ?

Encore une fois, je n’ai pas à juger de mes films, de leur coller tel ou tel étiquette. La critique appartient aux journalistes, historiens, éditeurs, pas aux artistes… Cinéma sarcastique sûrement si l’on considère que le sarcasme est une moquerie ironique, une raillerie tournant en dérision une personne ou une situation… Face à la mort qui peut arriver d’un moment à l’autre, cette mort qui m’a montré son vrai visage quand j’étais enfant sous la forme de ce visage humain écorché, j’ai besoin de vivre bien et vite, de profiter de chaque instant de la vie en faisant en sorte de devenir meilleur en rendant les gens meilleurs, ouverts… via mes films…

EO : Ton cinéma est un choc, un choc qui te bouscule parfois toi-même, comme la révélation de ta mère dans Omelette. Choc pour choc. Il faut donc que ton interviewer ait aussi le droit de te choquer. Cette caméra que ton père promenait toujours sur la famille et sur toi, quand tu étais enfant et adolescent, n’est-elle pas devenue, lors des projections, un miroir dont tu ne peux plus te passer ? Tu es souvent la matière de tes films : comment arrivent à se combiner, à se renouveler, narcissisme et création ?

C’est peut-être vrai pour mes films-journaux, pas forcément pour mes fictions… Je n’ai pas grand chose à voir par exemple avec l’histoire de Devotee, je ne suis ni attiré par les handicapés physiques, sexuellement parlant, ni handicapé moi-même… Mais bien tendu, c’est bien connu, chaque réalisateur met beaucoup de lui-même dans une fiction… Après, on ne sait pas forcément quelle part de soi on y met… Seul ton psychanalyste ou ton biographe peut le dire… Pour l’instant, je n’ai ni biographe ni psychanalyste qui se pense sur mon cas !

EO : Quand, dans Les Yeux brouillés, tu veux annoncer à Antoine Parlebas que c’est fini entre vous, il a peur de cette « caméra » que tu lui « fous sous le nez », comme d’un couteau et il a raison d’avoir peur. Cette scène fait aussi écho à d’autres scènes d’ Omelette où la caméra donne l’impression de fouiller les réactions, d’être braquée comme un canon de revolver – on pense bien sûr à l’ambiguïté du verbe ʺto shootʺ en anglais, à la fois filmer et viser - . Ta caméra crée souvent ce frisson mêlé d’amour et de cruauté : plus tu aimes, plus tu vises. Peut-on dire que Rémi Lange a une caméra à la place du cœur ? Est-ce l’envers d’une souffrance subie, comme le suggère le si tendre et cruel coming out d’ Omelette ?

Je n’aime pas trop cette question, car elle implique un jugement moral : elle sous-entend que je suis « cruel », que j’ai fait Omelette dans un but vindicatif, comme d’autres disent que je suis « courageux » ce qui ne m’enchante guère non plus ! Or je voulais donner l'exemple d'une ouverture à l'autre. Juge-t-on un chirurgien quand il ouvre le corps humain pour le soigner ? Mon but était le même… Ouvrir mon flux de conscience, montrer ce qu'on peut avoir à l'intérieur du crâne, les " marées de l'âme ". Oser tout montrer ce qui se passe là-dedans, le fond des pulsions, l'amour, la tendresse, les pulsions sexuelles positives mais aussi les négatives, les sadiques, les cruelles. Bref, les pulsions de mort comme les pulsions de vie. Les mettre toutes sur le même plan, essayer d'analyser de l'extérieur, d'une façon clinique, comme un médecin-psychiatre, le pôle pulsionnel qui exprime la poussée des besoins corporels cherchant à se satisfaire. Essayer de faire éclater les interdits qui sclérosent bêtement, inutilement le corps... Mon désir de me débarrasser de ce qui entravait mon corps était tellement fort que mon ouverture à l'autre s'est transformée en ouverture de l'autre... J'ai voulu enregistrer l'éclatement des enveloppes hypocrites que portaient mes proches... En me libérant, j'ai aussi voulu libérer les membres de ma famille, libérer leurs maux, les faire parler, leur arracher les mots s'ils présentaient la moindre résistance (c'est pour cela que je suis un peu insistant dans Omelette avec ma sœur qui ne cesse de répéter : "Qu'est-ce que tu veux que j'te dise de plus ?"). Sachez que pour mon film, il n'y a eu ni interrogatoire de police, ni torture. Et, s'il y a eu "violence", les rapports étaient consentants. Je ne veux pas avoir de maîtrise sur mon monde : je n'ai simplement aucune sorte de culpabilité "morale" vis-à-vis de ce que je demande à mes "acteurs". J'essayais simplement de donner l'image d'une ouverture de soi réciproque, d'un échange possible entre deux êtres humains. Intégrer dans une forme symbolique d'échange -le film- des morceaux de leur existence, ceux qu'ils veulent bien me donner (lettre du père dans Omelette). Valeur de transit, d'échange... Reprendre un terme anglais employé par les transsexuels : le transliving et l'appliquer d'une façon plus générale à ma conception des choses : passer d'une vie à une autre... Passer la caméra, la mettre entre leurs mains, me mettre à la place de leurs points de vue. Que mon journal devienne leur journal, que leur vie devienne ma vie, et vice-versa... J'aimerais évoquer ici (je crois que le moment est venu) l'art corporel qui m'a profondément marqué. En 1970, Gina Pane réalise son action Blessure théorique : une lame de rasoir est successivement utilisée pour découper un papier, fendre un tissu, et inciser un doigt. Dans sa Lettre à un(e) inconnu(e) Gina Pane explique : "Si j'ouvre mon corps afin que vous puissiez y regarder votre sang, c'est pour l'amour de vous, l'autre." Je veux simplement préciser ici que ma "performance" à moi (si "parler à ses proches" est considéré comme une "performance") est aussi à prendre comme une ouverture, au sens chirurgical, clinique du terme. Une ouverture non pas de mon corps mais de mon flux de conscience, ouverture réalisée pour la rencontre et l'échange, pour l'amour de l'autre. Ouverture symbolique donc, même si les ouvertures concrètes du corps dans les films sont nombreuses... Doigt qui saigne, visage écorché dans Les Yeux brouillés. Le corps dénudé dans Omelette : allusion au sida qui met à nu les corps, qui vient d'Hervé Guibert bien entendu. Le corps malade, pathologique, le corps décharné avec la présence du cadavre en latex dans les deux longs métrages... Mais la référence majeure pour moi est la Messe pour un corps de Michel Journiac, que j'ai découverte lors de l'exposition Hors Limites au Centre Georges-Pompidou fin 1994. La Messe Pour un corps est une action qui a eu lieu le 6 novembre 1969 à la galerie Donguy. Elle a été décrite comme "une parodie de messe, un rituel au cours duquel Journiac donne à ingérer des rondelles de boudin noir fait avec son sang." (in L'art au corps, Réunion des Musées Nationaux, Marseille, 1996). Pour moi, la Messe Pour un corps de Journiac est un des rares cas dans l'histoire de l'art où le corps a été appréhendé en termes d'échanges. C'était une conception moderne libératrice, émancipatrice du corps, qui ne négligeait pas la dimension sociale. Une conception qui impliquait une confrontation directe au corps de l'autre, un dialogue à instaurer. C'est à ce moment-là que le corps est devenu une entité de dépassement, un apprentissage des limites... J'aime cet art corporel, même s'il est vite devenu excluant, même si les performances qui s'y pratiquaient ne sont pas forcément devenues "partageables" : la participation du spectateur s'est parfois fait attendre. Depuis que j'ai vu l'enregistrement vidéo de cette Messe Pour un corps, en 1994, j'ai découvert d'autres artistes qui m'ont donné encore plus envie de travailler dans le sens non plus d'une ouverture du corps, mais dans celui de la modification du corps… Fin 1994, aussi, je suis tombé sur cette phrase d'Artaud : "Je hais et abjecte en lâche tout être qui accepte d'avoir été fait et ne veut pas s'être refait (...). Je n'accepte pas de n'avoir pas fait mon corps moi-même." (" Paris-Varsovie ", Revue 84, n°8-9 cité par Alain et Odette Virmaux dans Antonin Artaud, La manufacture, Lyon, 1986, p.104 ).

EO : Ta caméra maniable et portative semble, selon tes propres mots parfois d’ailleurs, un instrument fascinant et polymorphe, comme une composante inséparable de toi : parfois sexe brandi pour donner du plaisir, parfois bouche, parfois canon, parfois préservatif contre l’émotion, parfois bistouri qui libère le pus, parfois scalpel qui traque la vérité jusqu’à l’insoutenable et qui veut la fixer dans son mélange de tendresse et de souffrance, de chaleur et de froideur. On a parfois l’impression qu’elle fait partie de ta chair, de ta morphologie, de ton organisme.  Est-ce un redoutable pouvoir de la caméra Super 8, de la caméra vidéo, de la caméra numérique ?

Non c’est juste une volonté, à ce moment-là, en 1993 et 1994, quand j’ai tourné Omelette et Les Yeux brouillés, de considérer la caméra comme une extension de moi… "J'ai commencé à filmer pour laisser une trace, des traces de ceux qui vont bientôt rejoindre la mort, et par la même, pour laisser une trace, peut-être, de ma vie." C’est ce que j'écrivais dans mon journal en 1993. À cette époque, je voulais garder une trace de mon corps, le filmer dans tous ses états : quand il mange, quand il baise, quand il fait caca (comme dans Oui mais, j'ai envie, film Super 8 de Pierrick Sorin), quand il souffre aussi... Dans Omelette je dis : "Je ne peux qu'aimer ce que tu fais, puisque c'est la voix de mon sang" Je mettais mon vécu, mon expérience de la réalité, et le sang au même niveau... Dans le plan où on entend cette phrase, et où je filme le soleil, je prends la lumière comme on prend le pouls, je la vois comme un battement de cœur... Il y a d'abord la présence à l'image du corps que celui qui filme. Il y a la nécessité que le corps de l'auteur soit réellement dans un plan de temps en temps. Une attestation indispensable, pour l'identification du spectateur au "personnage" qui est à l'écran, mais aussi pour soi-même : "ceci est mon corps livré pour vous", en ce jour et ce lieu, le hic et nunc du diariste. Il y a aussi le corps en creux. La volonté d'inscrire le corps dans le rythme de la prise de vue, des effets d'enregistrements, de surimpression : l'image devient le prolongement du corps. C'est pour cela que j'ai tenu à ne pas fixer la caméra sur un pied, à la tenir à la main pour filmer l'éclatement du corps, ses moindres tremblements. Je considère faire partie du courant du cinéma de l'intime qui s'intéresse selon Nicole Brenez à "l'exposition infinie du corps", au "cinéma de l'organe" (in Je est un film). Oui, j'aime filmer le corps qui exulte, qui éclate, qui se débarrasse des interdits sociaux, des scléroses causées par les tabous de la société. "L'homme est malade parce qu'il est mal construit (...). Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l'aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté," disait Artaud dans Pour en finir avec le jugement de Dieu. Une de mes sources d'inspiration est le théâtre de la cruauté, qui est devenu performance : mes films sont en quelque sorte des performances filmées où je mets mon corps dans des situations extrêmes... De là à me greffer une caméra à la place d’un œil ou d’une main, c’est-à-dire filmer tout le temps (si tel est le sens de la question), j’en suis loin d’être là… Pour éviter cette dépendance, je n’ai filmé ma vie qu’à certains moments bien précis : quand j’ai décidé de transformer chaque tranche de ma vie en film-narratif-classique-grand-public… Pour que l'échange devienne ce film-là, il y avait la nécessité de créer un problème. En effet, les "vrais" films de fiction, ceux qui sortent en salles, ne racontent pas en général du bonheur. Je gardais en mémoire, début mars 1993, le passage d'un livre de Pierre Jenn que je venais d'acheter, Techniques du scénario : "c'est parce que l'homme heureux n'a pas d'histoire que les ouvrages dramatiques donnent naissance à des personnages confrontés à de véritables difficultés. Eugène Vale préconise que l'auteur interpose une barrière entre le héros et la réalisation de son but, car une histoire sans combat ne sera jamais dramatique." Même si le film jouait avec les codes des formats dits " amateurs ", il ne fallait en aucun cas qu'il centre sa thématique autour du " privé institutionnalisé ", comme le fait le film de famille : il fallait qu'il montre autre chose que ces événements heureux qui ne concernent que toute la famille et dont on se souvient avec plaisir (fêtes, baptêmes, mariages, etc.). Il ne fallait en aucun cas que ma caméra Super 8 devienne la caméra du bonheur, comme dans cette pub française des années 70 pour Caméra Instamatic KODAK (que l'on peut voir dans mon film Le super 8 n'est pas mort, il bande encore !). Alors, comme "on ne fait pas en général de films sur des histoires heureuses" (dixit Patrice Chéreau), et que tout va bien pour moi (ou presque), il faut que je provoque dans ma propre vie le malheur qui soit le moteur du récit, ou que j'aille chercher en moi ce qui peut faire obstacle à mon désir, à mes désirs... Au début de l'année 1993, je me suis dit que ce qui pouvait poser problème était la révélation à mes parents de mon homosexualité... et d'Antoine que j'avais rencontré en mars 1990 et que je cachais dans mon placard depuis presque trois ans... Je me suis donc engouffré dans cette histoire dans le but de provoquer des problèmes, dans l'expectative de la réaction espérée négative de mes parents, celle qui justement pouvait faire obstacle.

EO : Bref, pour plagier Duras dans une réplique d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, « tu » nous « fais du mal », « tu » nous « fais du bien », et ta caméra oscille toujours entre ces deux rôles. Ta caméra, c’est le scalpel et le baiser, et au fond, dans tes plus belles réussites, le public aime ce double pouvoir, ce plaisir qui nous régale, qui nous émeut, mais où nous guette un peu de sadisme, un peu de masochisme aussi.  Que ressens-tu quand on te dit ça ?

J’aime ce genre de réactions contrastées, l’ambivalence des sentiments vis-à-vis d’un film ou d’une personne… Car c’est comme dans la vie… Les sentiments pur, l’adoration ou la haine, sont douteux. Je n’aime pas la pureté, je ne crois pas qu’on puisse être 100% de quelque chose…

EO : Venons-en à ton rapport avec les mots. Tu savais notre attachement au film Omelette et tu as pensé à nous pour publier le journal contemporain du tournage d’Omelette. Est-ce un retour aux origines adolescentes de ta création ?

Quand j’étais adolescent, je lisais beaucoup et écrivais des rédactions à l’école qui étaient de véritables romans… J’adorais écrire et j’ai notamment été encouragé par ma prof de Français, Me Van Colen, en quatrième, à devenir un écrivain… Disons que publier ce journal intime est la réalisation d’un vieux désir d’enfance : écrire un livre… Mon premier journal intime se terminait comme ça : "3 septembre 1983. Voilà, mon premier 'livre' s'arrête et s'achève là. Espérons que j'aurai le courage de continuer. Car il y a encore des moments inoubliables qui m'attendent, et, pour qu'ils soient plus mémorables - les souvenirs arrivent à s'effriter - je les raconterai dans mes prochains journaux..." Ensuite, je pense que ce journal est complémentaire du film, il est l’intégralité du journal écrit qu’ai tenu pendant la réalisation du journal filmé. Le journal sonore complet lui, comme je l’ai dit, a été perdu, il n’en reste que quelques extraits dans le film. À partir de ces trois journaux, le filmé, l’écrit le sonore, j’ai réalisé Omelette, un film-journal… La distinction journal-filmé (acte de filmer sa vie) et film-journal (le film obtenu à partir des images du journal filmé) est de Jonas Mekas, je tiens à le préciser !

EO : Nous savons aussi, par le portrait présent en bonus dans le DVD du film, que les mots sont un instrument que ta mère aimait et aime sans doute encore manier, un poème pour une  belle occasion par exemple… Publier le journal avec le film, ce serait marier les deux façons de toucher, de créer, de laisser une trace ? Quand on écoute tes films autant qu’on les regarde, on sait que les mots y sont travaillés comme les musiques et les chansons, paroles et musiques, soigneusement sélectionnés. Quel est ton rapport aujourd’hui avec l’écriture ?

Aujourd’hui, c’est-à-dire début 2011, comme je le disais, en attendant LE producteur de ma vie, celui qui me fera tourner ma première fiction, je tiens un journal filmé avec mon appareil photo numérique pour réaliser 17 sec. par jour… Par ailleurs, j’ai travaillé comme veilleur de nuit dans un hôtel avant de fermer Les films de l’ange SARL, et, parfois, les nuits étaient bien longues… Alors, quand j’avais un peu de temps libre, pour donner un peu de baume au cœur, pour me faire un peu sourire moi-même, pour faire danser ma vie, je me suis mis à écrire… Une sorte d’essai historique, d’anthologie sur l’histoire de l’art de péter, ou art anal… J’essaie actuellement de trouver un éditeur pour ce texte qui devrait s’intituler Le Pet-art d’hier et d’aujourd’hui… J’ai rencontré un éditeur qui est très intéressé, qui m’a dit que le texte était plutôt bien écrit, mais j’en doute ! Peut-être que 2011, avec la publication de mon Journal d’Omelette et de ce texte, marquera mes premiers pas dans la littérature… même si je sais que j’ai énormément de chemin à faire, que je ne suis qu’un bébé dans ce domaine et que je ne serai jamais le nouveau Proust ou le nouveau Céline…

EO : Merci, Rémi Lange. Omelette a déjà, depuis 1998, conquis un public d’aficionados, et a, depuis 2000, l’honneur de faire partie de la collection du Musée National d'Art Moderne (Centre Beaubourg).  Désormais les amateurs et un nouveau public pourront voir ou revoir le film et ses boni, avec en plus son journal d’origine, pour mieux cerner ta sensibilité d’écorché pas simple et pénétrer dans la lente genèse du  film. Notre publication commune est au fond la rencontre de deux démarches semblables : qu’elle serve ta création passée et à venir, en images et en mots, qu’elle nourrisse la curiosité autour de ton univers et qu’elle fasse un peu mieux connaître Les films de l’Ange, cette aventure dans laquelle tu t’es lancé pour exister, loin des sentiers battus, en restant Rémi Lange. 

Merci à vous… Je sais que ce n’est pas facile d’être éditeur, je sais de quoi je parle… Longue vie à votre maison d’édition, honnête, qui prend des risques en soutenant financièrement leurs auteurs !

 

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